Art, temps et évolution urbaine.

 Le texte suivant est celui d'une communication que j'ai donnée lors du colloque Art, Temps et évolution urbaine, organisé par la galerie municipale Fernand Léger d'Ivry-sur-Seine les 9 et 10 décembre 2007. Ce colloque constituait une occasion de réfléchir au devenir de la "bourse d'art monumental" attribuée tous les 2 ans par la ville d'Ivry (initiée en 1976, bi-annuelle depuis 1981, cette bourse était une forme très originale de commande publique, malheureusement supprimée désormais).
J'y évoquais mon expérience à Ivry (voir post précédent) et les réflexions que m'inspirent la commande publique et la relation de l'oeuvre à l'espace public en général.

Ces réflexions sont pour moi toujours d'actualité et me paraissent en phase avec les débats que nous avons dans le cadre du groupe de travail "accident de parcours", c'est pourquoi j'ai souhaité le publier ici.


"Transformation urbaine ?
Voilà une question que j’aurais du mal à trancher à partir de l’expérience que j’ai menée à Ivry de fin 2003 à fin 2006, avec quelques éclipses, des heurs et des malheurs comme il se doit.
J’ai été désignée lauréate lors de la 13e bourse d'art monumental d'Ivry-sur-Seine en 2001. Depuis longtemps la nature de mon travail de sculpteur, et en particulier le rapport à l’espace construit que souvent mes oeuvres entretiennent,  faisait dire à l’une ou l’autre des personnes qui me font l’amitié de le considérer, qu’il serait bon de le confronter à l’espace urbain, et la formule « commande publique, commande publique » résonnait souvent à mes oreilles, comme une incantation, une invite insistante


Lors de l’inauguration de mon oeuvre j’avais cité, en guise de salut, Fernand Léger parlant de « ses amis les pylônes ». Finalement, si je me suis décidée à concourir pour la bourse, c’est bien sûr parce que je partage avec Léger cette « amitié » et cette fascination pour les formes de la ville en général, mais aussi parce que je souhaitais, le cas échéant, que ce travail dans la ville soit aussi le reflet d’une amitié pour celle-ci en particulier, cette amitié se traduisant par une fréquentation, pas quotidienne dans mon cas mais bien réelle cependant, par le biais du centre d’art(le Crédac et la galerie municipale) d’abord, du travail ensuite (j’ai plusieurs de mes fournisseurs à Ivry), de la proximité enfin (je suis presque voisine). Je voulais cette proximité car je voulais être libre de fréquenter ce lieu autant que nécessaire, sans me sentir parachutée,comme un candidat à la conquête d’une circonscription, ou comme le commis voyageur de la commande publique.Surtout, sans craindre de perdre du temps, au contraire, dans une flânerie ou une rêverie sur place, exactement comme le temps perdu à l’atelier participe entièrement de l’élaboration des oeuvres.


L’enjeu pour moi a été de définir le niveau d’inscription de mon intervention dans l’espace public. La question de la dissolution de l’oeuvre dans le monde des objets non-artistiques est une question qui m’intéresse beaucoup. Mais jusqu’où doit aller cette dissolution ? Doit-elle être réalisée ou apparaître comme une possibilité vers laquelle l’oeuvre est en tension ? je penche, bien sur, pour la seconde hypothèse, mais l’espace urbain n’est-il pas en lui-même si complexe qu’il dissout dans sa complexité toute forme qui lui serait rapportée ?
Et puis il y a cette puissance que développe l’espace urbain, puissance dont Léger, encore lui, pressentait bien qu’elle ne pouvait que rendre difficile la comparaison avec ce qu’il appelait « la construction plastique en Art », plus faible, forcément plus faible. Moi aussi je me demande encore, comme Duchamp visitant le salon de la locomotion aérienne avec Léger et Brancusi : « ...Qui ferait mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça ? » Et pour ma part je ne suis pas sure que la monumentalité soit la réponse qui me convienne.
Dans les années 90, à l’invitation de Antonio Gallego et Roberto Martinez, j’ai à trois reprises accepté de me déplacer sur un terrain qui n’était à priori pas le mien, pour participer à la création de tracts distribués sur la voie publique par des artistes (TRACT’eurs)*. L’invite était précise, les moyens réduits, et la dissémination des propositions, inscrite dans le projet lui-même.

Pour être franche, au moment de répondre au projet qui m’était proposé à Ivry, j’ai été très tentée de jouer là aussi la carte de la disparition, de l’infiltration, du profil bas, ou encore de la réponse utilitaire. En gros, décider de ne rien ajouter à un programme d’aménagement déjà entièrement défini en amont, mais faire, pourquoi pas, du mobilier urbain, bancs, éclairages, signalisation, bornes, trottoirs, caniveaux....
Je ne saurais pas bien expliquer pourquoi mais il m’est apparu que ce serait manquer quelque chose, et à vrai dire presque me défiler devant cette question de la faiblesse intrinsèque de l’art en regard de la ville. À tort ou a raison j’ai eu aussi le sentiment que l’attente est ces temps-ci plus forte en direction des oeuvres utilitaires, dans le sens parfois du degré zéro de l’oeuvre participative, ou même dématérialisée. Et je n’ai pas voulu répondre à cette attente. Il me semble que la nécessaire critique de l’oeuvre comme objet formel et sans nécessité que l’art conceptuel des années 60 et 70 a mené s’est pervertie aujourd’hui dans la banalisation des pratiques dites relationnelles, dont l’aspect discursif est primordial, et qui se sont révélées plus faciles à instrumentaliser dans le cadre des politiques culturelles. Cette attente plus ou moins explicite se fait à mon sens au détriment d’une relation moins quantifiable avec des oeuvres dont l’usage et même la valeur (quant à sa réception publique) sont beaucoup plus incertaines. Il doit être bien difficile de mesurer l’impact social de l’oeuvre de Sanejouand que Odile Lemée** nous a montré lors de son intervention hier, et on peut être effectivement tenté de jeter le bébé avec l’eau du bain de la « Plop- sculpture*** »...Le Balzac de Rodin est-il une « Plop-sculpture » ? Son absence de relation contextuelle annule-t-elle sa valeur artistique ?
A ce sujet je voudrais dire qu’à mon avis une oeuvre « réussie » n’est jamais seulement un objet, fut-elle une sculpture posée sur un socle.



Jean-Michel Sanejouand, Le Magicien, 2005, Bronze. Commande de la ville de Rennes pour la place de la gare.

J’ai donc décidé de faire....juste une sculpture....ou une sculpture juste...en essayant de ne pas faire de cette sculpture un objet, mais un machin, une chose étrange mais qui peut aussi être pratiquée, sur lequel on peut aussi s’asseoir, qui peut aussi servir de repère, de borne, de piquet à vélo, de table de pique-nique, de point de vue...aussi mais pas seulement ou pas essentiellement.Je n’ai jamais envisagé mon oeuvre comme s’adressant à un large public. La gageure était de recréer si possible un lieu, à partir d’une forme qui doit résister à sa dissolution par l’espace environnant, sans l’ignorer. Un lieu qui tente de permettre une relation individuelle à l’oeuvre, et qui incite au ralentissement, à l’insistance du regard, à partir de l’oeuvre et aux alentours. Autant dire que la mobilité, la mutation , qu’on a évoqué ailleurs pour parler du devenir des villes, n’est pas pour moi un thème à illustrer, ni un impératif catégorique, mais que ces termes s’inscrivent dans l’identité même des oeuvres qui résistent à tous les fonctionnalismes qui sont à l’oeuvre partout ailleurs, et à une définition strictement langagière et réductrice de l’art, par exemple sous le terme d’objet. Je n’entends pas l’oeuvre d’art comme un objet pédagogique, et quand je retourne voir pour la 10e fois une oeuvre que j’aime, cette oeuvre n’a pas besoin de se renouveler pour que le regard que je lui porte le soit.


Je ne sais si l’art est un vecteur de transformations urbaines. Ce que j’ai pu vivre en revanche lors de cette expérience de conduite d’un projet, c’est qu’au sein même des relations de travail qu’il faut établir pour réaliser un projet urbain, même modeste, il y a des transformations qui s’opèrent. Dans ce sens, l’art est un vecteur de modification des regards, des pratiques, des normes qui les dirigent.  Il faut trouver un langage commun avec des gens dont l’art n’est ni le métier ni l’espace mental, et dans ce langage se joue l’avenir d’une oeuvre qui trouvera ou pas son existence.
Des micro-transformations, en quelque sorte, qui se font alors à partir de l’oeuvre, et où à ce moment-là la dimension pédagogique peut intervenir.

La transformation, ce sont les ingénieurs du bureau d’étude où ma maquette est déposée, qui m’avouent avoir passé deux semaines à se demander ce que c’était que cet ovni.

Ce sont les ouvriers fondeurs, d’une fonderie qui ne fait quasiment que de la pièce mécanique, qui commencent par refuser ce que je demande car cela revient pour moi à payer pour renverser du métal par terre...une erreur volontaire, donc.

C’est Mr Linder, chef du moulage au sable, qui me dit qu’il n’a jamais fait « ça » en 40 ans de carrière, puis qui prend le temps de venir photographier l’oeuvre installée, pour fabriquer un CD avec musique et animations retraçant la fabrication de l’oeuvre.

C’est Mr José, coquilleur, qui en me regardant avec un grand sourire se baisse pour ramasser une éclaboussure de métal à coté de son poste de travail, et vient la poser à coté de mes propres flaques volontaires tout justes dégagées de leur sable...

C’est l’entreprise de serrurerie qui accepte le chantier de pose parce que ça les change du montage de portails, et l’apprenti qui demande à revenir sur notre chantier plutôt que d’aller monter des fenêtres.

C’est monsieur  Zir  qui veut bien me montrer le fonctionnement de sa fraiseuse multi directionnelle.
C’est le graveur sur pierre avec qui je parle d’art pendant une heure, en plein vent glacial, et que je ne convaincs pas...

Ce sont les discussions et travaux réalisés par les enfants de l’école de l’Orme-aux-Chats lors de l'atelier que je mène avec eux.

Que dire de plus ?"

cj jézéquel, 2007.





*Tract'eurs : nom donné par les artistes Antonio Gallego et Roberto Martinez, à une série d'actions menées dans l'espace public. Voir Anthologie Tract'eurs, ouvrage publié en janvier 2012 aux éditions Incertain sens, Rennes.
**anciennement conseillère en arts plastiques à la ville de Rennes.
***la plop-sculpture désigne ici une sculpture conçue sans relation évidente  avec le lieu qui l'environne, parachutée, en quelque sorte. Le terme est donc voulu plutôt péjoratif par ceux qui l'emploient...comme si une oeuvre devait forcément se soumettre de manière didactique au contexte pour être légitime.